Turquie : la résistance à l’autoritarisme et à l’obscurantisme
Je n’ai pas pour habitude de parler de cérémonies, de prix, de distinctions… car ces termes contiennent intrinsèquement la différenciation… Je ferai néanmoins une exception à cette règle pour rendre hommage non pas tant à la personne concernée, mais au combat qu’elle mène au risque de sa vie.
En effet, le pianiste turc Fazil Say a reçu, le 26 octobre, à Paris, le Prix international de la Laïcité 2015. Dans son discours, Fazil Say met l’accent sur les risques encourus par ceux qui prônent le vivre ensemble en Turquie, risques accrus depuis plus d’une décennie maintenant et la prise de pouvoir par le néo-sultan Erdogan.
Dans son discours Say dit notamment, entre autres :
« Pour nous la laïcité était une notion de super justice qui reconnaît l’égalité des droits aux citoyens d’origines et ethnies différentes, l’équité aux croyants ou non croyants ; qui accorde aux citoyens turcs la possibilité de s’exprimer dans les arts, les sports, les sciences partout dans le monde, et qui libère toute sorte de pensée philosophique.
Vous savez tous que cette situation est en train de se dégrader considérablement. Particulièrement, tout ce qui s’est passé ces dernières années est une tragédie. Vous vous souvenez que le besoin de liberté exprimé par les manifestations de Gezi Parki en Turquie pendant plusieurs semaines, s’est diffusé dans le monde entier. Je dois ajouter également, qu’il y a encore quelques jours, à peu près 300 personnes ont été condamnées à des peines de prison pour avoir participé aux manifestations de Gezi Parki. Pour ma part, j’avais essayé d’exprimer le vécu de ces événements par des œuvres musicales orchestrales.
Vous vous souvenez peut être que j’ai été condamné à 10 mois de prison pour avoir retwité dans les réseaux sociaux des vers du poète Omar Khayyam. Nous pouvons citer ainsi des centaines et des milliers d’exemples pour prouver que la justice ne fonctionne plus dans mon pays ; quant à la laïcité elle est en train de disparaître ! » (1)
Discours généreux et qui sonne très juste quand on pense à toutes les atteintes à la laïcité et à la liberté de par le monde et pas seulement en Turquie. Discours d’autant plus important, en France, qui a connu, entre autres, les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper cacher en janvier dernier.
Fazil Say avait déjà fait parler de lui en Turquie en annonçant dans les colonnes du quotidien Hurriyet du 23 avril 2012, son intention de quitter son pays pour le Japon.
Le musicien, ardent défenseur de la laïcité, s’inquiétait de la montée du conservatisme islamiste. Selon l’Agence France-Presse (AFP) qui rapportait cet article, l’artiste aurait déclaré : « J’ai été exclu à 100% (de la société turque). Je pense qu’il est temps pour moi de m’installer au Japon. »
Fazil Say se disait victime d’une intolérance sociale et de la censure du régime de l’AKP sur ses œuvres. Il poursuivait : « Quand j’ai dit que j’étais athée (…) on m’a insulté. La justice a été saisie sur ce que j’ai écrit sur Twitter. Je suis peut-être la première personne au monde à faire l’objet d’une enquête en justice, pour avoir déclaré mon athéisme. »
Toujours selon l’AFP, Fazil Say avait déjà déclaré dans le passé qu’en Turquie, où les épouses de presque tous les ministres portent aujourd’hui le voile islamique, les laïques devenus minoritaires subissent la pression de la majorité qui cherche à imposer à tous, de plus en plus ouvertement, un mode de vie traditionnel basé sur les valeurs religieuses. « En Turquie, officiellement à 99% musulmane, la laïcité est un des piliers de la Constitution. Mais les laïques craignent qu’elle soit mise à mal par l’AKP, qui dirige le pays depuis 2002. Celui-ci nie toute volonté d’islamiser la société turque. Mais la pression sociale gagnerait en intensité, notamment dans les petites villes et les zones rurales », précise l’article de l’AFP qui souligne que la loi turque réprime l’ « insulte aux valeurs religieuses » de trois mois à un an de prison.
Mais, revenons un peu sur la situation actuelle de la Turquie : le président Erdogan, n’ayant pas gagné les élections législatives de juin dernier et ayant perdu la majorité absolue (même s’il cherchait une majorité plus large lui permettant de modifier la Constitution pour rendre le régime présidentiel et devenir de fait le Sultan du pays) a convoqué de nouvelles élections anticipées. C’est là que le génie machiavélique d’Erdogan est entré en ébullition : dans un premier temps, il a entamé la coopération militaire avec l’Alliance internationale contre l’Etat Islamique promettant de procéder à des frappes contre les terroristes. Il l’a fait mais… en se trompant de cible : dans la première semaine de frappes ; l’aviation militaire turque a frappé 400 fois des cibles kurdes et 3 fois des cibles de l’Etat Islamique : la proximité idéologique et religieuse de l’AKP avec l’EI a joué à fond. D’autre part, le fait d’avoir rompu la trêve avec les Kurdes a exacerbé les sentiments de la frange la plus nationaliste de la société turque qui s’est ralliée au président du pays. Quelques attentats plus tard, dont la cible ont été les milieux laïcs et les Kurdes, quelques descentes de police dans les locaux des médias d’opposition, quelques arrestations arbitraires de journalistes et d’intellectuels, et le tour était joué : majorité absolue et confortable.
Personnage clivant par excellence, le président turc a détruit tout ce que le pays a réussi à réaliser durant des décennies ; en réalité il a remplacé ces dernières années une élite laïque par une élite islamiste à tendances ottomanes. Les lois sur le port du voile dans l’administration, la fermeture autoritaire des réseaux sociaux, les attaques contre la presse d’opposition et contre les milieux laïcs, les lois sur l’enseignement religieux à l’école primaire qui exclut l’enseignement alévi, ses sorties, ainsi que celles de son bras droit, le Premier ministre Davutoglu, sur la politique familiale – allant jusqu’à proposer que l’AKP devienne entremetteur en mariage pour ceux qui n’arrivent pas à se marier et avoir au minimum trois enfants comme le prône Erdogan, ne sont que l’illustration de cette dérive paternaliste, autoritaire et islamiste. Le risque de durcissement de l’autoritarisme d’Erdogan après les élections est déjà palpable…
1. Sur la base d’un article de l’auteur publié sur agoravox.fr
Charalambos Petinos
Historien/écrivain
www.diaspora-grecque.com
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